1/ Origines et place dans l’oeuvre de Camus
C’est Jean Grenier, professeur de philosophie au lycée d’ Alger en 1ère supérieure (# hypokhâgne) qui a fait lire à son élève AC « les 12 Césars » de l’historien romain Suétone où figure la biographie de Caïus Caligula 3ème empereur romain (12 -41 après JC), qui aura régné 4 ans avant d’être assassiné. Il y est décrit comme un tyran sanguinaire, débauché et déséquilibré .
Albert Camus en a fait un héros de l’absurde, composante théâtrale de ce qu’il dénomme lui-même le cycle de l’absurde, triptyque formé, outre de la pièce « Caligula », de l’essai : « Le mythe de Sisyphe » et du roman « L’étranger » Voici comment il résume cette oeuvre dans sa présentation de l’édition américaine : « Caligula, prince relativement aimable jusque-là, s’aperçoit à la mort de Drusilla, sa soeur et sa maîtresse, que le monde tel qu’il va n’est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d’impossible, empoisonné de mépris et d’horreur, il tente d’exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu’elle n’est pas la bonne »,
Il faut absolument distinguer le personnage mythique créé par Camus du Caligula historique, du moins celui décrit par Suétone, qui fait d’ailleurs l’objet de discussions entre spécialistes. Il semble bien que ce soit une maladie mentale et non le décès de Drusilla qui explique la transformation d’un empereur initialement bien reçu par ses sujets en ce personnage sanguinaire.
C’est bien cette distance que semble impliquer la didascalie du texte de Camus : » Décor, tout est permis, sauf le genre romain ». D’autre part, il écrit, dans la rédaction de 1939 : « En dehors des « fantaisies » de Caligula, rien n’est ici historique ».
On se doit également d’indiquer que l’avènement du Caligula historique est le résultat de la lutte à mort entre les deux branches des successeurs d’Auguste où le meurtre -souvent par empoisonnement- était le moyen courant d’éliminer la concurrence.
On doit observer l’importance que semble avoir revêtue le personnage de Caligula dans le parcours personnel de Camus. qui esquisse le plan de la pièce dès 1937 sous le titre de Caligula ou le sens de la mort – année de la publication de sa 1ère oeuvre : » l’Envers vaut l’endroit « .
Il commence d’écrire ce texte en 1938, 2 ans après avoir créé la troupe d’amateurs : « Le théâtre du travail » . Il a 25 ans, âge de Caligula lors de son couronnement. Il projette d’y jouer le rôle titre. Il parle constamment de Caligula à ses proches et appelle ses chats « Cali » et « Gula » mais aussi les deux chats intervenant dans son premier Roman « La mort heureuse », qu’il abandonnera pour se consacrer en particulier à la rédaction de Caligula. Mais il traverse aussi une grave crise morale, car empêché de se présenter à l’agrégation de philosophie pour cause de tuberculose. Alors qu’il aime ce monde et la vie, plein d’espoir de se réaliser, sa maladie l’empêche de satisfaire ce besoin d’absolu qu’il va ensuite prêter à son personnage.
Comme l’indique Pierre-Louis Rey dans sa préface, Jean Grenier témoigne de ce que Camus a gardé jusqu’au bout « sa « fixation au meurtre » et cette violence intérieure qui animait son Caligula où il voyait en 1937 « le sens de la mort » .
2/ Résumé de l’oeuvre
Environ un an après l’accession au trône de Caligula, le décès de Drusilla, soeur et amante de Caligula l’affecte particulièrement. Il disparaît 3 jours sans avertir quiconque. A son retour il constate que « les hommes meurent et ne sont pas heureux » . Cette prise de conscience de l’absurdité du monde en contradiction avec son aspiration au bonheur et plus largement à l’absolu et au pouvoir sur le monde l’amènent à imposer à son entourage politique et au peuple une dictature aussi démentielle que sanglante. Il croit y trouver à la fois l’absolu de la toute puissance et la liberté. Il se voit l’égal des dieux .
Les principales manifestations de cette démence sanguinaire sont
– La décision de tuer les patriciens (ou sénateurs) les plus riches afin de prendre possession de leurs biens
– l’organisation de la famine du peuple pour illustrer son pouvoir absolu de l’affamer ou de le nourrir selon sa fantaisie.
– l’humiliation et le meurtre de membres du Sénat et de bien d’autres victimes coupables ou non, cela n’a pas d’importance (au besoin, on exécute le bourreau)
– l’organisation de spectacles grotesques
– théâtre dans le théâtre
– la reconstitution de l’Olympe avec apparition de Caligula costumé en Vénus
– Concours de poésie,
Ce comportement bouleverse totalement les valeurs de la société romaine, en particulier sa négation iconoclaste, c’est le cas de le dire, des Dieux qui l’amène par exemple à remplacer sur les statues qui les célèbrent leur tête par la sienne. Il crée un désordre spectaculaire inacceptable de la part des notables (les patriciens sénateurs et les intellectuels). Il anéantit l’ordre social et introduit l’anarchie. C’est l’origine du complot qui lui sera fatal dont il est parfaitement informé mais qu’il ne cherchera pas le moins du monde à entraver, suicide accepté dans la droite ligne des premières pages du « Mythe de Sisyphe ».
Ses dernières paroles sous les coups de ses meurtriers sont : » Je suis encore vivant » , qui devaient précéder un épilogue finalement abandonné qu’il mentionne dans ses carnets en faisant ré-apparaître Caligula devant le rideau pour dire : « Non, Caligula n’est pas mort. Il est là, et là. Il est en chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du coeur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. Notre époque meurt d’avoir cru aux valeurs et que les choses pouvaient être belles et cesser d’être absurdes. Adieu, je rentre dans l’histoire où me tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui craignent de trop aimer. »
Ces paroles en disent long sur l’ambiguïté de cet amour de la vie, qui caractérise particulièrement la personne de Camus, amour de la vie qui peut faire se déchaîner, mis sur un même plan, le monstre ou l’ange ! Amour ou du moins fascination de la mort « Quand je ne tue pas, je me sens seul. »
Dans la préface Pierre-Louis Rey critique l’absence de progression dramatique, aucun des personnages ne modifiant son comportement au cours de la pièce, ce qui n’est pas le cas des « Justes » par exemple. Plutôt que d’une pièce de théâtre ce texte ne représente-t-il pas simplement l’évocation et l’analyse d’un personnage métaphysique ? Fallait il écrire une pièce pour cela ?
Les relations qu’il vit avec ses proches éclairent une personnalité complexe qui ne se réduit ni à sa démence ni à sa cruauté. Ce sont : son confident Hélicon ancien esclave affranchi par Caligula qui, le protégera jusqu’à la fin, sa maîtresse Cæsonia qui lui est soumise jusqu’à accepter la mort de ses mains. Scipion, jeune poète dont Caligula a tué le père, qui communie un moment avec lui dans l’exercice de la poésie.
3/ Caligula, lien entre quête de l’absolu, liberté et mort
Situé à la tête de l’État alors le plus puissant de tous les temps, y exerçant sans contre-pouvoirs une autorité absolue, ayant droit de vie et de mort sur ses sujets ce dans une période de paix et de prospérité, Caligula, jeune empereur de 24 ans, aspire au bonheur, à la liberté, à la réalisation de ses désirs, à l’immortalité.
Plus que tout autre, habitué qu’il est à cette toute puissance et c’est bien sûr la raison du choix par Camus du personnage de Caligula, il va être sensible à ce monde absurde qui contrarie ses aspirations, qui les rend impossibles. Il est en quête de réalisation de l’impossible – sa « volonté de lune » lectures page 45-48 dialogue avec Hélicon page 62-64 Dialogue avec Cæsonia La mort de Drusilla est le signe d’une vérité qui rend la lune nécessaire : que les hommes meurent et ne sont pas heureux. Il ne veut pas s’arranger avec cette vérité et vivre dans le mensonge. Il va devenir professeur de vérité . Il ne peut faire que le soleil se couche à l’est, que la souffrance décroisse et que les gens ne meurent plus.
Il va trouver sa liberté en devenant générateur d’absurde vis à vis de ses sujets afin qu’ils en prennent conscience et retrouvent eux aussi la liberté.
Il dit page 119 : « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin . J’ai pris le visage bête incompréhensible des Dieux »
C’est ce qu’exprime Cherea : p 205 : « Caligula vivant je suis tout entier livré à l’arbitraire et à l’absurde, c’est à dire à la poésie «
Exemples : Il condamnait les prisonniers aux bêtes indistinctement ou tranchait les têtes en tirant au hasard, innocents ou coupables. Il se fait pur aléa il assure le rôle de la Fortune. Ils sont tous coupables donc tous exécutables. Autre exemple libération d’otages, puis il les fait poursuivre et exterminer par la cavalerie Sa liberté lui permet d’aller jusqu’au bout , celle qui aspire à l’impossible. elle est la mieux placée pour se révolter contre l’absurdité de la condition humaine.
4/ Évolution du texte
Le texte initial manuscrit de 3 actes esquissé de 1939 reçoit de nombreux ajouts , dont un acte supplémentaire pour publication en 1941 par James Arnold. 1ère édition en 1944 première représentation en France de 1945 (avec Gérard Philipe et Michel Bouquet ) .
1947 : ajout de la scène 4 de l’acte III et des scènes 1 et 2 de l’acte IV de et, au delà, en 1957 et 1958.
Ces modifications enregistrent tout d’abord une prise de distance croissante d’Albert Camus par rapport à la conception initiale du personnage dont la cruauté relevait alors de la perversion d’une aspiration à l’absolu. Après la publication de 1941, le discours de Caligula s’infléchit : « Tuer n’est peut-être pas la solution » dit-il alors après le meurtre de Caesonia, puis juste avant que les comploteurs ne surgissent : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait. Ma liberté n’est pas la bonne ». Par ailleurs, en 1947 augmentation du rôle de Cherea comme résistant
Par ailleurs, dans la première version Caligula exprime sa douleur comme motif de son désespoir beaucoup plus intensément (monologue de la scène 4 de l’acte 1 p193- répliques à Cæsonia scène 10 p 199 )
Au contraire dans la version la plus moderne, sa réplique scène 11 pp 60-61 : « mais qui te parle de Drusilla folle ? » Les hommes pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être » montre que l’on passe donc d’un pur chagrin d’amour à un désespoir métaphysique. Cependant, cette prise de distance est-elle suffisante pour éviter une contradiction interne au personnage de Caligula ou au moins une ambiguïté qui demeure au coeur de la pièce. ? En effet l’aspiration à l’absolu du Caligula dernière version cohabite cependant avec l’exécution de ce qu’on qualifie aujourd’hui de crimes contre l’humanité.
Mais n’est-ce pas cette ambiguïté, voire le mystère de cette cohabitation qui rend le personnage de Caligula intellectuellement aussi fascinant ?
5/ Théâtralité
Ce texte est théâtral et poétique. Théâtral parce que introduction du théâtre dans le théâtre. Caligula met sa vie en scène. L’expression de ses positions, ses agressions, ses meurtres sont spectaculaires. Son comportement et certaines de ses paroles sont poétiques
Le personnage de Caligula est au carrefour de plusieurs lectures : Pervers, incarnation du mal, ange exterminateur, dictateur dément, héros de l’absurde, stratège politique, amoureux romantique. Il conserve une part d’ambiguïté et de mystère. En cela il est vivant, comme; il le proclame à la fin de la pièce.
En conclusion , je reproduis ici l’appréciation d’ André Durand du blog »comptoir littéraire », que je fais totalement mienne :
« Caligula est donc un personnage riche, complexe, démesuré, mi-ange midémon qui joue tous les registres d’émotion, de la joie nietzschéenne de I’exaltation dionysiaque à une douleur qui, au-delà du cynisme affiché, est très palpable ; de la folie enfantine à la terrible intelligence, qui ne s’annulent pas l’une l’autre mais se combinent pour s’investir d’une portée philosophique ; de la violence effrénée à la faiblesse pathétique, se couvrant de meurtres et de débauche pour oublier sa douleur de vivre ; incarnant plusieurs facettes de la nature humaine, gardant un mystère nourri de ses contradictions, suscitant autant de répulsion que de fascination….. »
Billet rédigé par Claude
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