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Ce roman a remporté le prix Roger Caillois 2002 – 592 pages

L’auteur a travaillé plus de trois ans sur ce roman. Il s’agit d’une rude dénonciation de toutes les dictatures.

Le titre de « La fête au bouc », emprunté à un merengue placé en exergue du roman « on a tué le bouc »*, se lit a posteriori autant comme allusion à la bestialité du personnage qu’à sa mort sous les balles d’une poignée d’opposants au régime.

Au coeur des Caraïbes, la dictature dominicaine de Trujillo s’est maintenue de 1930 à 1961 par la terreur et l’isolement du pays ; concentrant tous les pouvoirs dans les mains d’un seul homme, elle a fait figure de modèle achevé pour de nombreuses dictatures latino-américaines du XXe siècle.

Le récit, véritable radiographie d’une société de corruption et de turpitude mêle faits historiques et fiction. Il se construit impeccablement à travers trois visions différentes :
– Celle de Trujillo lui-même pendant les derniers jours avant sa mort, qui plaide pour son « oeuvre » ;
– Celle des conjurés qui justifient leur tyrannicide, le jour de l’assassinat
– Et, enfin, la plus émouvante, celle d’Urania Cabral, fille de sénateur disgracié.
Et enfin la période chaotique qui suivit l’assassinat

Tout au long de ces trois parties essentielles, l’auteur décrit la dernière journée du tyran en même temps que la trame du complot qui devait y mettre un terme. A ce récit, se superpose le regard d’Urania, revenue à Saint Domingue, sur les traces de son enfance, après 30 ans d’exil new-yorkais.

Il nous fait pénétrer dans les recoins les plus secrets de l’Ere Trujillo, en multipliant les angles d’approche, selon ces trois fils conducteurs qui s’entrecroisent, se séparent, se recoupent avec une grande virtuosité. La lecture reste de bout en bout fluide et aisée.

Urania
• Années 90, Urania Cabral, d’origine dominicaine, la fille d’un dignitaire du régime trujilliste, Agostino Cabral, ancien sénateur, tombé en disgrâce complète revient dans la ville qu’elle a quittée. L’intrigue est : Qu’est-ce qui
a pu la pousser à fuir ainsi ? et pourquoi revient-elle ?

Marquée dans sa chair par la dictature, elle a quitté son pays en 1961, à l’âge de quatorze ans, et n’y a plus remis les pieds pendant ces 35 années qu’elle a passé aux Etats-Unis. Pendant trente ans, elle n’a donné aucune nouvelle, n’a répondu à aucune lettre, de son père (ex ministre de Trujillo), de sa tante ou
de ses cousines.
Diplômée d’Harvard, avocate auprès de la Banque Mondiale puis d’un grand cabinet new yorkais, elle apporte à « La fête au bouc » la distance du temps écoulé et l’objectivité de l’analyse intellectuelle et du « savoir » – elle consacre en effet l’essentiel son temps libre à lire toutes les études historiques traitant de l’Ere Trujillo, qu’elle collectionne fiévreusement -, mais aussi toute la sensibilité de sa blessure mal cicatrisée, mal dissimulée dans ses voiles de froideur et d’ironie dont on ne connaitra l’origine véritable que vers la fin du roman.

Les questions qu’Urania Cabral doit poser à son père mourant nous projettent dans le labyrinthe de la dictature de Rafael Leonidas Trujillo, au moment charnière de l’attentat qui lui coûta la vie en 1961 et ceci dans des pages inoubliables – et qui comptent parmi les plus justes que l’auteur.

Urania s’adresse à son père extremement diminué par la maladie qui l’a atteint (une attaque cérébrale). Il demeure muet tout le long du long monologue de sa fille et ne semble pas vouloir l’entendre et même la reconnaître (climat très tendu dans la chambre de la maison médicale où sa fille l’a placé (à distance)
grâce à ses propres deniers puisque son père tombé en disgrâce est ruine.

J’ai relevé une des ses questions à son père :
« Après avoir servi le Chef durant tant d’années, tu avais perdu tout scrupule, toute sensibilité, toute trace de rectitude… Était-ce la condition sine qua non pour se maintenir au pouvoir sans mourir de dégoût ? Perdre son âme, devenir un monstre comme ton Chef… »

Llosa fait parler ses personnages à eux-mêmes, monologue intérieur qui permet de nous tenir au plus près de votre âme. Urania se parle donc à elle-même :
« Tu ne comprends pas cela, Urania. Il y a beaucoup de choses de l’Ere que tu as fini par tirer au clair; certaines, au début, te semblaient inextricables, mais à force de lire, d’écouter, de comparer et de penser, tu es parvenue à comprendre que tant de millions de personnes, sous le rouleau compresseur de la propagande et faute d’information, abruties par l’endoctrinement et l’isolement, dépourvues de libre arbitre, de volonté, voire de curiosité par la peur et la pratique de la servilité et de la soumission, aient pu en venir à diviniser Trujillo. Pas seulement à le craindre, mais à l’aimer, comme les enfants peuvent aimer des pères autoritaires, se convaincre que les châtiments et le fouet sont pour leur bien. Ce que tu n’as jamais réussi à comprendre, c’est que les Dominicains les plus chevronnés, les têtes pensantes du pays, avocats, médecins, ingénieurs, souvent issus des meilleures universités des Etats-Unis et d’Europe, sensibles, cultivés, expérimentés et pleins d’idées, probablement dotés d’un sens développé du ridicule, de sentiment et de susceptibilité, aient accepté d’être aussi sauvagement avilis (…) » (pp. 89-90)

Rafael Leonidas Trujillo Molina fut le « bienfaiteur » comme il se plaisait à se nommer de la république dominicaine de 1930 à sa mort, assassiné le 30 mai 1961.
• 1961, le dictateur Trujillo, le Bouc, vit des moments difficiles, il s’est mis à dos deux des plus puissants alliés de sa dictature : l’église et les USA. Rafaël Leonidas Trujillo est un dictateur, de cette espèce si prolifique en
Amérique Latine, à l’instar d’un Péron, d’un Pinochet, d’un Batista. Trujillo, « Le Bouc »( El Chivo), et ses trente ans de règne despotique( 1930 à 1961) au nord des Caraïbes, tout près de Cuba et Miami… Santo Domingo.
La République Dominicaine, historiquement capitale du Nouveau-Monde, que la mégalomanie de Trujillo avait rebaptisée « Ciudad Trujillo »

El Chivo est le fils naturel d’une métisse haïtienne, issue d’une famille très modeste, dégrossi par les « Marines » dont il n’a retenu qu’un vice maniaque qui serait risible s’il n’était pas psychotique- pour l’ordre, la propreté, et le pli impeccable des uniformes, sans parler du lissage parfait de ses chaussettes.

C’est véritablement un être épouvantable. Epouvantable, mais puissant. Pendant trente ans, il a tenu son peuple dans un état de béatitude et de soumission totale, et jusqu’aux plus intelligents et méritants de ses concitoyens.* Il a imposé une inadmissible et sanglante dictature, au vu et au su de toutes les organisations internationales et des droits de l’homme, avec la bénédiction des Etats-Unis dont il soudoyait, entre
autres, actionnaires, journalistes, militaires et membres du Sénat…

La formidable truculence de Mario Vargas Llosa dépeint ici les forfanteries de ce petit despote peu connu . La mégalomanie burlesque du personnage dans l’exercice de ses pouvoirs illimités et immodérés nous ferait rire (même dans les nauséeuses scènes de torture) s’il n’y avait pas cet infortuné peuple des Caraïbes oppressé par les agissements ubuesques du « Bienfaiteur ».

Un dictateur décrépi qui guette les taches d’urine sur ses pantalons empesés et qui déroule dans sa tête les grands moments de son ascension vers le pouvoir et de son règne de fer.

Le portrait que Mario Vargas Llosa dresse de ce dictateur laisse sans voix: vieillard donc incontinent mais toujours lubrique dont le droit de cuissage ne souffre aucune contestation, sadique et violent à ces heures, doté d’un magnétisme aussi intense que destructeur auquel nul ne semble pouvoir résister.

Du reste, les rares audacieux à s’y être essayé l’ont payé cher: torturés avec toute l’imagination de Johnny Abbes Garcia, le chef des services de renseignement de sinistre mémoire, avant de finir dans l’estomac des
requins qui grouillent au pied des falaises de la côte dominicaine.

Aux Dominicains de l’Ere Trujillo, ne s’ouvrent que deux options: collaborer ou périr, ou pire encore voir périr les siens dans d’atroces souffrances car c’est là le suprême raffinement de la répression trujilliste: « s’en prendre aux parents de ceux qu’ils voulaient punir, père, mère, enfants, frères, soeurs, confisquant leurs biens, les emprisonnant, les chassant de leur travail » (p. 287), ou encore acheter les proches de ses victimes, les plongeant dans le dégoût d’une corruption sans fonds…

L’attentat
– 1961 toujours, un soir, 7 hommes, répartis en quatre voitures, attendent le passage de la Chevrolet du Bouc, pour le tuer et en finir avec sa dictature sanglante. Tous, après avoir été des trujillistes convaincus, sont maintenant persuadés que le pays et ses habitants ne peuvent retrouver leur dignité qu’à la mort de celui qui les oppresse depuis plus de 30 ans.

Le roman met en scène le destin d’un peuple soumis à la terreur et l’héroïsme de quatre jeunes conjurés en particulier qui tentent l’impossible : le tyrannicide. Leur geste, longuement mûri, prend peu à peu tout son sens à mesure que nous découvrons les coulisses du pouvoir : la vie quotidienne de cet homme tyrannique hanté par un rêve obscur et dont l’ambition la plus profonde est de faire de son pays le miroir fidèle de sa folie.

Les quatre conjurés qui attendent la voiture présidentielle et dévoilent au lecteur les raisons qui les ont poussés à vouloir commettre cet attentat.

Une maîtrise du récit, de la construction, des niveaux de langage à son apogée. Les changements d’époque, permanents, sont d’une fluidité parfaite qui d’une part les rend parfaitement compréhensibles, mais également
absolument naturels. Cette construction complexe, magistrale coule de source, parait naturelle, évidente. Elle permet au roman de gagner en richesse, de présenter une multitude de points de vue, d’éclairages, par
différents protagonistes, et à différentes époques. Les questions posées par un récit, trouvent naturellement leur réponse quelques pages plus loin, dans un autre récit, sans que cela paraisse jamais forcé.

La tension, monte, inexorablement, jusqu’à l’explosion du tyrannicide, puis la violence, le chaos apparent prennent la place de la construction millimétrée de la première partie du roman.

Chronique historique, roman noir (très noir), un thriller et plus encore puisqu’il permet de nous interroger sur la dictature en général, comment des hommes brillants peuvent à ce point « perdre leur âme » pour un homme fou.

« La fête au bouc » réussit l’exploit paradoxal de dresser le catalogue de l’horreur, de la corruption, de l’insondable abjection de l’Ere de Trujillo, ubuesque, et par là-même de toutes les dictatures ou, pour utiliser un terme cher à Mario Vargas Llosa, de toutes les satrapies, sans être véritablement un catalogue d’horreurs. « La fête au bouc » évite d’extrême justesse l’insupportable, et le voyeurisme. Question de pudeur, de juste distance. Question de connaissance aussi.

A la question : « Quel est votre plus grand espoir pour le XXIe siècle ? », Mario Vargas Llosa a répondu : « Que disparaissent les dictatures de la planète ! ».
Ce n’est donc pas innocemment qu’il a choisi – dans « La fête au bouc »- de nous retracer le parcours du personnage authentique de Trujillo. Il y dénonce un système imbriqué à la fois dans l’impérialisme nord-américain et la logique capitaliste ou mondialiste, mais également, dans la sociologie profonde de l’Amérique Latine (esclavage, colonialisme, militarisme, culte du pouvoir et de la personnalité…).

Il nous entraîne là dans une vraie tragédie qui a des apparences plus de documentaire que de roman. Six cents pages qui nous emmènent sur trente années de despotisme, de terreur, d’assouvissement, d’esclavagisme, de délation, de crimes, de bassesses, d’aveuglement, de tyrannie, de mythomanie absurde et
ravageuse… de folie totale !

On est loin des tribulations littéraires de « La maison verte » et de « La ville et des chiens », où il nous avait habitués à cette fameuse écriture « latina », burlesque et tragique, sur fond d’histoires cocasses et infernales.

« La fête au Bouc » présente de nombreuses ressemblances avec « L’automne du Patriarche » de Garcia Marquez.

Tous deux présentent une description saisissante des dictatures militaires d’Amérique Latine et font le portrait d’un même type de dictateur cruel, sensuel, violent, paranoïaque qui, vieillissant, essaie par tous les moyens de conserver les rênes du pouvoir et de sa virilité. Même entourage familial corrompu, mêmes conseillers criminels maîtres ès tortures, mêmes complots et tentatives de renversement, même soutien puis abandon des Etats-Unis, mêmes répressions sanglantes et assassinats politiques, même fin de règne.

QUESTION PRESSE : Qui faut-il blâmer pour la tragédie dominicaine : les États-Unis qui ont formé et financé Trujillo, l’Église qui l’a soutenu, ou le peuple dominicain qui l’a toléré, voire vénéré ?

Mario Vargas Llosa — C’est un aspect très important du livre. Je pense qu’il est commode de dire après la chute d’une dictature : « Oh, cette période a été intolérable ! » Car il est évident qu’il y a toujours une complicité de la population, pas de toute la population, mais de très nombreux secteurs de la société. C’est arrivé avec Hitler, avec Staline, avec Castro. Il y a pourtant un moment où il est toujours possible de résister à une dictature. Mais dans beaucoup de cas on ne résiste pas. Au contraire, on soutient et on encourage ce processus autoritaire. C’est pour cette raison que je n’ai pas voulu présenter le dictateur comme une espèce d’accident naturel parce que ce n’est pas cela. Une dictature, c’est un choix.

Billet rédigé par Claudine

Source partielle : Blog Lecture/Ecriture http://www.lecture-ecriture.com/ 

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