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Première citation en exergue:
La beauté cruelle des Chutes
Et son envoûtant appel:
Capitule!

M.L. Trau, « La ballade du Niagara », 1931.

Titre Original : « The Falls », 2004.

Le thème de la capitulation pourrait servir de guide à travers le roman? Mais entrons d’abord.
La « table » souligne fortement une division en trois parties:
1ère partie: VOYAGE DE NOCES
2ème partie: MARIAGE
3ème : FAMILLE
Et un épilogue: IN MEMORIAM:DIRK BURNABY 21 SEPTEMBRE 1978

Tout paraît en ordre dans le meilleur des romans familiaux types, à ceci près qu’on a rarement placé un mariage après le voyage de noces : dans ce qui ressemble a priori à l’accomplissement du rêve américain par un héros mémorable, sur fond de cliché touristique – les chutes du Niagara – et de prospérité triomphante – les années 50 -, c’est une dissonance intrigante.

Le chapitre I.1, « Le témoignage du gardien », nous plonge d’emblée dans l’horreur: celle qu’éprouve le vieux gardien des Chutes après avoir assisté sans pouvoir l’empêcher à un suicide de trop dans ce « chaos de cauchemar ». « On s’use, dit-il. On voit trop de choses. Chaque respiration fait mal. » (p. 19 ) « Dieu merci, ce sera le dernier. »

« La mariée » (I,2), Ariah Erskine née Littrell, mariée depuis vingt et une heures, trouve à son réveil le mot d’adieu de son mari Gilbert, puis, mariée depuis vingt huit heures, apprend qu’un homme s’est jeté dans les chutes. Elle sait, se juge sans hésiter punie, damnée par un Dieu cruel, mais sans parvenir à croire, sa fierté l’en empêchait (p.22).

D’elle aussi, il est dit qu’elle en a trop vu (p.21). Mais pour échapper à l’humiliation de se réveiller veuve après une nuit de noces noyée dans l’alcool, une nuit de dégoût ravalé, aussi dénuée d’amour que son mariage tardif à 29 ans, arrangé par son révérend de père avec un jeune révérend de 27 ans, elle refuse de capituler : elle attendra qu’on retrouve le corps avant de s’avouer vaincue, elle ne parlera jamais du mot laissé par son mari (qu’on lit p.39) – mari dont on devine (I,3) qu’il aimait son ami Douglas -, elle deviendra « la Veuve blanche des Chutes » dont parlent tous les journaux, la femme rousse refusant l’aide de quiconque et surtout de sa famille, refusant d’être écartée des recherches (I,4), une dame (p.79) pour Clyde Colborne, le riche et volage patron de l’hôtel bien embarrassé par cette mauvaise publicité, et, pour son ami Dirk Burnaby, – le Conciliateur (p.80) comme l’appellent tous ces riches amis -, que Colborne appelle à l’aide – une surprise, à mille lieues de la femme en pleurs qu’il s’était attendu à rencontrer, et beaucoup plus intéressante (p. 86), un coup de foudre comme il est dit que cela ne fut pas (p.85). Il la suit et la protège fermement et discrètement, y compris de ses parents et beaux-parents, pendant sa longue veille (I,5) d’une semaine, impressionné par sa volonté comme par son absence à tout ce qui n’est pas son obsession, même à lui.

Le mauvais rêve se trouvait au-dehors d’elle, dans le monde réel. Il lui fallait le vaincre là ou nulle part.(p.89) – Cette disposition d’esprit devient définitive chez Ariah – Il aurait voulu pour lui cette férocité d’attention,cette fidélité. (p.92)

Puis Ariah disparaît de la vie de Dirk Burnaby, qui veut l’oublier. Il retrouve sa mère, possessive, vaniteuse (visage à demi paralysé suite à un lifting), médite sur le fleuve et la zone de non-retour (p.110) – et part brusquement à Troy, à 400 kms de là, faire à Ariah sa demande en mariage (I,6), euphorique et néanmoins d’un fatalisme morbide (p.115). De la rue, il l’entend chanter un chant de bataille passionné de la guerre de Sécession, qu’impulsivement* il poursuivit.[…] C’était bien, c’était juste. Il avait remis sa vie entre les mains de cette femme qu’il connaissait à peine (p.117).

Après une coupe de champagne ( comme lors de ses noces), un rire étrange qui rappelle à Dirk celui qu’elle a eu en voyant le cadavre de son mari (p.124), l’annonce du malheur (« Vous me quitteriez. Comme l’autre. »), elle se laisse embrasser, et répond au baiser. Lui, se noie: voit dans sa bouche un poisson, se croit sur le fleuve, se fait l’effet d’un homme luttant pour sa vie … C’est aussi sur une impulsion qu’il avait tiré sur la voilette cachant le visage de sa mère (p.115).

7 juillet 1950 (I,7) : deux pages de « Oui », les « oui » d’Ariah à cet homme et au désir sexuel –malgré sa terreur d’être enceinte du premier.

Titre de la 2ème partie: « Mariage », titre du chapitre II,1: « Ils se marièrent »

On est de façon tellement insistante dans le vocabulaire du roman-photo que ça ne peut être qu’une parodie. Les signes s’accumulent tout de suite, d’une précipitation, (p.131, 136), d’une fuite en avant, et d’un rejet si systématique du passé, réputé seul morbide, qu’on ne peut que s’attendre à un violent « retour du refoulé ».

Le pasteur Littrell et sa femme répudient leur fille. La mère de Dirk songe un temps à le déshériter, puis les invitent, mais pour leur poser un lapin. Ariah se sent peu à l’aise dans le cercle d’amis de son mari, au restaurant Chez Mario, – où passe d’ailleurs un soir un personnage mafieux. Elle est surtout terrorisée à l’idée d’être enceinte de l’autre – jusqu’à ce que le médecin la rassure. Pour la première sortie du premier-né (II,2) Chandler, Ariah veut lui montrer les Chutes – Dirk se sort bien de cette situation, en « bon joueur de poker ». Tout semble s’arranger aussi avec la mère, et même avec le père d’Ariah, qui « pardonne » – et Dirk emmène tout le monde en promenade sur le lac agité …  Au bout de près de trois ans, la mère de Dirk fait une visite non annoncée à Ariah et son fils, où elle s’emploie à déstabiliser celle qui se croit encore « damnée ».

Il faut passer de trois à quatre, à la petite famille (II,3), pour ruser avec Dieu et garder son mari, qu’elle désire moins, – surtout depuis qu’elle ne boit plus de champagne ! -, ou moins impulsivement (p.181). La « logique » têtue d’Ariah aboutit : Et c’est ainsi que je naquis – c’est Royall, né en 1958, qui parle ici (p.182), au beau milieu d’un récit à la 3ème personne; les italiques donnent à sa phrase le même statut que les phrases en italique par lesquelles on entend sa mère penser, par exemple, mais le saut temporel est ici étonnant. Cette voix entendue ici à contretemps annonce le rôle majeur que jouera Royall adulte, dans la 3ème partie ?

C’est ici aussi que s’ouvre la dimension politique du roman. Avec le boom des années 50, Niagara Falls devient une ville industrielle, des usines immenses, surtout chimiques, sortent de terre. L’avocat Dirk Burnaby semble faire des affaires avec des gens puissants qui veulent « exploiter » les Chutes? – à cette idée, Ariah prend peur, à nouveau en proie au passé, elle ne pense plus à Chandler que comme à l’autre, harcèle son mari, laisse une fois tomber son bébé par terre … Elle inquiète Chandler, petit garçon trop sérieux, chétif, effaré, attiré par les Chutes – alors que Royall est pour elle toute grâce et vie … Chandler apprenait à ressembler à sa mère qui était damnée (p.194). Une promenade du côté des Chutes, commencée dans l’euphorie pour Ariah, manque tourner au cauchemar, elle a laissé les enfants s’éloigner seuls, on les lui ramène en assez piteux état, même Royall – dont on apprend qu’il porte le nom d’un pur-sang primé (p.202).

Là encore, il lui faut un enfant: une fille […].Et notre petite famille sera au complet.( p.192) Juliet naît en mai 1961: Ma petite famille, au complet.(p.203)

Les chapitres II,4 et II,5 ( Avant… Et après ) racontent l’apparition du « Vautour », de « la Femme en noir », alias Nina Olshaker, dans la vie de Dirk Burnaby, qui d’abord la fuit, puis finit, en septembre 1961, par accepter de se charger de son affaire « perdue d’avance », dite plus tard « l’affaire Love Canal ». C’est comme si revenait dans sa vie son grand-père Reginald, funambule mort en traversant les Chutes sur une corde raide (p.206). Alors qu’il a sa famille: Ce sont eux ma corde raide maintenant (p.207).

C’est donc l’un ou l’autre; et de fait, il ne parlera à Ariah ni de Nina, ni de l’affaire. D’ailleurs, Ariah ne veut rien savoir, le monde extérieur l’angoisse ; Dirk pouvait l’amuser (« elle voulait qu’on lui dise qu’en dehors du 7, Luna Park le monde se composait d’idiots et de coquins »), il ne pouvait pas lui parler sérieusement (p.210).

C’est « le destin » qui choisit pour lui, en lui faisant prendre cette femme et son enfant en stop un soir de pluie: « Il acquiesça donc à son destin ». Pourtant: « Il avait eu la possibilité de » faire autrement, mais « cette femme l’avait touché au coeur » ( p.215 ) et il veut « agir bien , en gentleman ». Il l’écoute, parle d’examiner le contrat de travail du mari: Etait-ce là le premier pas fatal ? Et pour couronner le tout, Nina lui dit quand il s’en va: Dieu vous a envoyé à moi. (p.226)

Elle, est tout le contraire d’un « vautour », une femme énergique qui refuse de capituler. Le contraire aussi de la militante que décrivent ses ennemi s: une femme sans allégeance, lucide et présente. « Elle raconta son histoire à Dirk Burnaby sans avoir aucune conscience d’être d’un genre et d’une classe qui lui étaient d’ordinaire invisibles » (p.221). Condamnés à la maladie et la mort par la collusion des intérêts des industriels, des promoteurs, des administrations, et de politiciens maccarthystes dans l’âme. Burnaby découvre tout ça, mais croit encore qu’en 1961, « nous sommes bien plus avancés » que dans les années 50.

Le chapitre II,6 s’appelle justement l’autre monde. Le « monde arrogant » (p.231) sape le travail de Dirk, traître à sa classe : Ariah perd ses élèves de piano, une soeur de Dirk la prévient charitablement que Dirk « a une liaison ». Tandis que Dirk descend dans l’autre monde. Où il est impossible de voir, de respirer. Où l’on suffoque dans une boue noire. Dans la honte. (p.237) Il découvre « à chaque pas » le double visage de ses pairs, de son père même, réfugié dans le silence, et sa propre implication, « en toute ignorance » (p.241), à cause des royalies touchés par sa famille, de Swann Chemicals, pollueur criminel. Chandler est le seul à la maison qui lise les journaux et, à 11 ans, questionne son père – son père qui a peur maintenant de ressembler au sien propre (p.248).

Dirk fait le lien entre cette affaire et l’Holocauste, ou les essais nucléaires avec cobayes humains (p.249), découvre sa naïveté. Aime la « femme remarquable » qu’est Nina et lui loue de sa poche un nouvel appartement pour la sauver, elle et ses enfants, mais il ne sera jamais son amant. Sa soeur lui ayant dit dans un coup de fil hystérique qu’elle avait aussi parlé à Ariah, il doit parler à sa femme – il s’en sort mal, ne comprend pas l’insistance d’Ariah à dire que « tout mariage est une folie à deux, une marche sur corde raide sans filet », à dire qu’il met le sien en danger, sa famille, ses enfants sont tout ce qui compte, « rien ne vient en second ! » (p.263), « tu nous as trahis » (p.265). Il refuse d’abandonner la cause qu’il défend. Elle le chasse. Il reviendra, mais elle l’a «abandonné dans son coeur». Comme tous ses ex-amis et sa famille. Il ne gagne plus d’argent et en dépense beaucoup pour cette affaire et pour Nina.

Deux jours après, veille de l’audience, Dirk revient chez lui avec un chiot trouvé de la SPA, Zarjo (II,7), et s’en va. La chute (II,8) raconte brièvement l’audience au tribunal, le 29 mai 1962, où la plainte contre les pollueurs est rejetée, où Burnaby entre en fureur, « menace » le juge vendu aux industriels mafieux et frappe l’huissier, l’écho de tout cela dans la presse, la fin de la carrière de Dirk, qui répète: Cela devait arriver.

Le 11 juin 1962 (II,9), Dirk Burnaby, qui ne capitule pas, est assassiné : alors qu’il roule – peut-être vers Luna Park -, un camion et une voiture de police le coursent et l’expédient dans le fleuve. Pauvre idiot. Tu as fichu ta vie en l’air, et pour quoi ? ( p.289) Il reprend là les termes mêmes dans lesquels il s’est adressé, plus haut, à Reginald ( p. 84).

« Voilà ce que tu as manqué, grand-père. La vie ordinaire », dit aussi Dirk mentalement à Reginald (p.85), alors même qu’il vient d’évoquer … la Seconde Guerre mondiale, et « avec passion ». Qui a envie d’être intrépide, et posthume?

Eh bien, lui, justement, qui prend – à chaque fois en s’en défendant – de ces risques qu’on dit insensés, en épousant Ariah (« Elle est folle », pense-t-il p.88), puis en prenant la défense de Nina Olshaker. Non pour se prouver quoi que ce soit, non parce qu’il l’a voulu, mais parce qu’il a fait là des rencontres, avec qqch de plus grand que lui qui transforme sa vie et la rend plus vraie. Comme répète sa mère: « On ne vit qu’une fois ». Elle veut dire qu’il faut en jouir cyniquement. Mais Dirk Burnaby s’est libéré de sa mère, il n’est plus « l’eunuque-pantin de sa mère » (p.114) – « la martyre de sa propre vanité » (p.107), qui à la mort de son mari s’était « retirée du monde, de façon inattendue et têtue » (p.104), et qui disait aussi des pauvres : « Ces gens-là n’existent pas » (p.221). On est frappé des ressemblances entre cette mère et l’épouse choisie, Ariah, – dont finalement, Dirk s’émancipe aussi.

Dirk Burnaby a peut-être accompli le rêve américain dans ce qu’il a de plus universel : le rêve de liberté personnelle et celui de justice et d’égalité – au prix du rêve d’enrichissement, et loin de toute emprise religieuse ; au prix de sa vie ; au prix aussi du déclassement pour sa famille, mais là, Ariah est aussi responsable – .

C’est ce que vont découvrir ses trois enfants dans la 3ème partie (III,1 et 2: Royall – 3 et 4: Chandler – 5 et 6: Juliet ), en s’opposant, chacun à sa façon et grâce à des rencontres, à leur mère, forteresse assiégée, murée dans sa souffrance, son orgueil, sa solitude et son déni de réalité, et qui les y a murés avec elle toute leur enfance (ça rappelle un peu « Mensonge et sortilège » d’Elsa Morante ). Et la cause que défendait Dirk, reprise par un jeune avocat, vaincra enfin.

Ariah aussi est « intrépide », et assez aimante et intelligente pour finalement se réconciler avec Royall et assister à la réhabilitation de Dirk. Mais, malgré sa rupture avec son père lors de son 2ème mariage, elle n’a pas pu se libérer de l’emprise religieuse de son milieu presbytérien ni de l’idée qu’elle était damnée. Elle passe de la peur du sexe à la passion du sexe, puis à la peur de perdre cette passion et, avec elle, son mari. C’est une fuite en avant permanente. Elle ruse, seule, avec un Dieu cruel, sans la moindre médiation, elle n’est membre de rien, ni église, ni cercle d’amis, ni milieu professionnel, seulement de sa « petite famille », qu’elle croit avoir créée en quelque sorte toute seule (elle intime pour ainsi dire l’ordre à Dirk de lui faire son 3ème enfant ) ou dans une lutte avec Dieu. Son petit monde et elle ne sont que le fruit de sa volonté, au point qu’il lui paraît évident d’imposer à ses enfants de répondre à toute question d’étrangers « C’est arrivé avant ma naissance ». Elle n’a certainement pas « envie d’être posthume », elle ne capitulera pas, elle préfèrerait détruire tout son entourage – retranchée derrière une vision paranoïde du monde extérieur. Sauf à l’ultime moment, avant la cérémonie, à la grande surprise de ses enfants : peut-être à cause de sa rencontre avec J. Pankowski, rescapé des camps ( p. 493) ?

J.C. Oates utilise pour les détruire les stéréotypes du roman-photo, dans ce portrait effrayant et plein d’empathie à la fois d’une « provinciale » américaine des années 50, proie du puritanisme, du sexisme et des préjugés sociaux les plus violents, lutteuse courageuse qui se trompe de combat. On serait dans le roman-photo et la littérature de gare, s’il fallait parler comme les journaux qui traquent « la Veuve blanche des Chutes » et croire à une « malédiction des Chutes ». Le « charme maléfique » des Chutes, c’est celui de la mort. Fracas chaotique au début du roman, arcs-en-ciel pâles et frêles, « à peine plus que des illusions d’optique », à la dernière page, le jour de la cérémonie et de la réconciliation. Et aussi témoins du « temps géologique » dans lequel tout – elles aussi – est voué à disparaître (p.425-426).

Billet rédigé par Dominique ( sept. 2010).

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